jeudi 27 juin 2013

P.2013.06.27. Sanda Voïca en parfums ou... in Moebius n°137

Pour ceux qui n'ont pas (encore) la revue Moebius n° 137 : le texte "Sanda Voïca en parfums ou..." ici-même :

Sanda Voïca en parfums
                                          ou
              Sanda Voïca mise au parfum par ses détracteurs

             Parfum de pensées au crépuscule dans un jardin du Cotentin.
             Parfum de pavot (sans odeur donc) mais dans la corole duquel les abeilles deviennent folles.
             Parfum de rose verte (sans odeur non plus) venue d’une Chine bleue et rouge.
             Parfum d’homme qui rode autour de sa tendresse.
             Effluves des troncs et feuilles de peupliers sous la pluie.
             Parfum de ceux qui nous attendent.
             Parfum de ceux qui nous attendent au tournant.
            Parfum de la matinée la plus ensoleillée de tes vacances.
             Odeur de café bu sur une terrasse suspendue au cou du Sphinx, en Egypte.
             Parfum de gâteau aromatisé à la vanille, servi dans le rêve par ta grand-mère.
             Parfum de celle qui a promis ne plus jamais tuer.
             Odeur des noyaux du système nerveux.
             Odeur de patte d’oiseau en vol plongeant.           
               
             Tous mes parfums jusqu’ici sont tristes. 
 
             Parfum d’un chant religieux russe dans la Cathédrale Orthodoxe de la rue Daru, à Paris, par le groupe des enfants russes de l’école attenante.
             Parfum des fleurs d’abricots, odeur puissante sous le soleil, jalousement transformées en cocons par quelques araignées tombées amoureuses de ces fleurs plutôt rares dans le Cotentin.
             Parfum d’abricots crus, mais le noyau déjà très dur, volés des jardins en route vers l’école et remplissant les poches du tablier de l’uniforme, dans un pays et une région où l’abricotier était l’arbre fruitier le plus répandu. Banal abricotier de Calarasi, devenu calvaire au carrefour des sentiers perdus en pleine ville, à Coutances.
             Parfum de l’attente d’une chose annoncée, inéluctable.
             Parfum de l’isoloir dans une école, le jour des élections, annihilant l’odeur habituelle : l’innocence des enfants poussée illégalement au mur par les cages nauséabondes et non illuminées. On ne met pas les isoloirs au milieu de la salle, pour les traverser, mais contre les murs : on butte dessus ! L’acheminement vers le mur qui est toute élection.
             Parfum de brume remplacée par la pluie au moment de ce changement : la déception de la brume, trahie, lavée par les gouttes fines et froides.
             Parfum de la pierre à feu et de son environnement. Parfum que j’ignore mais que j’évoque quand-même !
             Parfum de l’égarement dans une rue bien connue mais que la construction récente d’une tour a rendue incognoscible – non pas méconnaissable, le terme philosophique doit souligner les médiocres qualités philosophiques de celle qui écrit ici.
             Parfum d’une lecture récente d’un critique littéraire, Guy Lavorel, sur Francis Ponge, surpassé par celui de mes propres lectures du poète…
    Tous ces derniers parfums : plus charnus et parfois même gras ! Dégraisser les parfums !
               

             Parfum du bordel mixte, sur plusieurs étages, dans un immeuble sans surveillance, où je reviens après quelques jours ou quelques années, et où tout le monde est exténué, tous couchés sur des lits ou par terre, en grappe souvent ; où les rares valides me conduisent vers ma meilleure amie, très malade, décharnée et comme entrée en putréfaction, autour des yeux et des rotules. Elle essaye, devant moi, toute nue et penchée, de faire sortir un pet, sans réussir.

             Parfum de la lumière humide sur cette jeune pousse, à peine deux-trois branches, d’acacia, sorti tout seul dans l’ombre de nombreux arbres et arbustes autour d’un grand immeuble de la banlieue bucarestoise, quartier périphérique de la ville plutôt, où la végétation a tellement poussé qu’elle cache et assombrit tous les immeubles. Le jeune acacia réussit à attirer la rare lumière sur lui, et le parfum de ses trois branches élancées, presque en croix, me parvient du fond de ce quartier, qui est, comme par hasard, celui d’un oncle paternel, où j’ai habité à plusieurs reprises, pour quelques jours – vacances ou préparation d’examens, étudiante, pour le calme du quartier – et pas encore l’ombre si dense d’aujourd’hui.
             Parfum d’une pause dont on ne connaît pas la suite : attendue et crainte à la fois.
             Parfum d’une mélodie qui veut synthétiser un état/ une situation/ des moments épars – et qui s’avère trompeuse, qui trahit tout, qui abandonne tout, pour prendre un chemin qu’elle ignore elle-même. Et que je sais, en l’écoutant, qu’il va la perdre – et je suis impuissante : je me réjouis de ce qu’elle me laisse encore entendre d’elle.
             Parfum de la fin d’une telle mélodie.

             Parfum de synthèse : du thon, des croquettes, du jambon, de la crème brûlée, du filet mignon rôti, de restes de poulet cru que mon chat mange depuis qu’il est chez nous.
             Parfum de la femme que ma fille sera à mon âge. Elle a 33 ans de moins que moi, tant que je suis vivante, et elle aura son propre âge, quand je serai morte.
             Parfum des applaudissements de circonstance.
             Parfum de celui qui a perdu son rang, sa noblesse, et qui, dans son humilité, est encore plus souverain qu’avant.
             Parfum du « milieu de sa vie », du si commenté « nel mezzo del cammin » de Dante.
             Parfum d’un pépin frêle avalé avec la chair juteuse d’un melon et le parfum du même pépin resté collé quelques instants sur le palais, avant de l’obliger à « partir » : déçu d’avoir perdu tout logement honorable et se voir poussé vers les intestins !
             Parfum du divorce d’Albert Einstein, qui a duré cinq ans ! Et avec le prix de son prix Nobel – 32 000 dollars à l’époque, en 1922 !
             Parfum du commerce de l’esprit entre deux amis de longue date, confondu avec le parfum de sorbet préféré, savouré en solitaire dans sa cuisine, après le départ précipité de sa femme, appelée plus tôt à son travail.
             Parfum de celui qui s’en fout du chou en saumure, fabriqué encore traditionnellement dans beaucoup de chaumières des Pays de l’Est européen, pour faire du chou farci à la viande de porc – les sarmalés.
             Parfum des ordinateurs portables surchauffés à podcaster en folie des émissions qu’on n’écoute pas toujours.
             Parfum de citron fané du mot « culture » dans l’intitulé de la radio « France culture ».

             Parfum – tiens, lequel ? – de Ségolène Royal, en délicatesse avec son élection à La Rochelle.
             Parfum des pailles en ballot sous le soleil caniculaire  de la plus grande plaine roumaine, avoisinant sans se mélanger le parfum des raisins rouges, pour le vin, sous le même soleil, dans le jardin d’une de mes tantes maternelles, à la campagne, pendant mon enfance.
             Parfum du dernier « Atelier du roman », revue que je ne vais pas lire – ou du moins pas prochainement -, où il est question de Boris Vian et d’Emil Cioran.
             Parfum de ce moment, d’il y a deux-trois ans, où je ne pouvais plus dire, pendant de longues secondes, combien faisait 7 fois 5. Non pas que je séchais, mais ma tête d’un vide paralysant, jusqu’à la panique. Jamais plus répété, le parfum de cette panique est devenu rare, exquis.
             Parfum de celle qui a eu du mal à rédiger/ transcrire les qualités du parfum d’avant, sur la panique.
             Parfum de la suite dans les idées, quand elle n’en est pas une, et qui tourne, vinaigre rare, dans le parfum de l’incohérence qui couvre une suite dans les idées.
             Parfum d’un émerveillement : je composais, ou du moins j’entendais directement dans la tête un morceau, une sonate pour piano, que je ne pouvais pas transcrire, car je ne suis pas musicienne, mais dont je savais clairement que c’était un morceau de Ludwig van Beethoven, et plus précisément d’une sonate qu’il n’avait jamais composée, mais qu’il aurait pu composer. C’était dans son style et ses… cordes musicales, de son piano ! Et ce parfum « complété » par celui d’après l’émerveillement : celui de la déception : j’avais entendu la musique possible de quelqu’un, et non pas une musique de personne, pour ne pas dire de moi-même.  
             Parfum pestilentiel – comme la plupart des parfums dans les narines des autres – d’une grenouille sèche, enfermée dans un pot en verre, que je n’ouvre plus jamais, après l’avoir fait deux-trois fois…
                Suite dans les idées, sans qu’il y ait la moindre idée.

             Parfum d’un squelette d’hippocampe, trouvé dans le bac à sable pour les enfants, dans le Jardin public de Coutances, le premier été de mon arrivée en France. Squelette intact, odeur de mer, d’iode et de sable.
             Parfum de celle qui concocte un voyage à la fois d’initiation et de consécration à Paris.
             Parfum d’une lettre qui ne sera pas mise dans une enveloppe, mais dans une boîte vide de fromage-camembert. Les pages rondes, de la dimension de la boîte, sur lesquelles les lignes écrites vont remplir les disques en papier. Lettre-objet, calligramme en trois dimensions – feuilles rondes superposées, remplies de phrases. Et cette lettre déposée directement dans la boîte aux lettres du destinataire, même si cela suppose des centaines ou milliers de kilomètres de voyage.
               
          Exercice de plus en plus facile – mettre le mot « parfum » devant tout ce qui me passe par la tête ! Et l’once (ou plus !) d’ennui induit par ce mot, parfum, qu’on retrouve systématiquement – à force, on ne le lit même plus, après quelque temps !

             Parfum de la non-entente : plus que parfum : liquide amniotique. Je vis dans l’incompréhension, sans jamais naître. Qui le sait ? Qui est ma mère ? Qui me porte dans son ventre, si jalousement, pour ne vouloir jamais me lâcher ?
             Parfum de la cigarette et de sa fumée, dans une photo où Francis Ponge se penche, s’appuie contre la rambarde d’un balcon donnant sur un carrefour, sans feux… A Paris ? Quelles cigarettes fumait-il ? Les a-t-il changées ?
             Parfum de fumet de soupe d’épinards aux coquilles Saint-Jacques. Dans une salle à manger trop chauffée par une cheminée.
             Parfum d’un ratage : des pommes de terre trop cuites dans l’eau, que Nicolae Breban, cet important romancier roumain, m’avait fait cuire chez lui, et qu’il aurait aimées plus dures –, suite à une de ses invitations exquises, à manger chez lui, en tête-à-tête, dans sa grande cuisine de l’appartement rue Luterana, à Bucarest, repas suivi de longues discussions dans sa chambre-bureau-salon, où il m’a lu et fait lire en français « La saison en enfer » de Rimbaud, où il m’a lu avec grandes gesticulations le poème «La Chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke », en allemand, ou bien m’a fait écouter du Brahms, ou interrogé sur mes rêves…
             Parfum de l’appareil photo prêté par Vincent depuis deux-trois ans, abandonné depuis deux-trois mois,  et que je vais reprendre cet après-midi avec une idée précise (et comme souvent, que je vais contourner) : photographier quelques monstruosités-bizarreries dans un dépôt-vente.

             Parfum des anges dans un joli timbre, sur une lettre envoyée par Alain Jouffroy – anges que j’aimerais avoir en grand, en vrai, dans mon bureau. Figés et vivants, comme je les perçois sur le timbre.
             Parfum du milieu de la page 39 du cahier vert Clairefontaine, aux carrés, où je suis en train de noter ces parfums.
             Parfum d’onze heures du matin, quand je me rends compte que le parfum suppose tous les autres sens, pas que l’odorat, et surtout beaucoup de curiosité ; celle-ci comme un nouveau sens, sublimant les autres, les vivifiant en les synthétisant.  Y a-t-il des synthèses amorphes ?
             Parfum du parfum TEL QUEL, pour les hommes, dont j’ai acheté trois flacons, un grand, deux petits. Et que j’utilise rarement : pour rafraîchir mes paumes pendant les voyages en train, qui autrement rendent vite mes mains puantes, obligées de toucher ce que de centaines de milliers d’autres personnes ont touché.
TEL QUEL, parfum anti-crasse.
TEL QUEL, revue anti-crasse de l’esprit et du… destin. Ce dernier mot me vient « malgré » moi.
             Parfum de message email que je n’ose pas envoyer à Geneviève Huttin, suite à sa gentille approche au Centre Pompidou, après ma « prestation » du 6 juin, aux côtés d’Alain Jouffroy, Michel Bulteau et Malek Abbou. Pour la remercier pour son attention et curiosité envers mes poèmes, qu’Alain a évoqués pendant la discussion.

             Parfum de l’égoïsme : que mon père, très mal les derniers temps, ne meure pas avant les vacances projetées en juillet, pas loin de la Méditerranée et de Lodève. La mer sans marées, pour Clara, à 30 km, et son père invité, de Roumanie, au festival « Les Voix de la Méditerranée », à 100 km. Clara-isme : pour qu’elle, ma fille donc, en profite – car moi, je me contente du peu que je « gonfle » dans mes « parfums ».
             Parfum d’une urgence : descendre dans la cuisine, cuisiner pour midi, quand Samuel rentre de l’école pour le déjeuner.
             Parfum de la rue Joachim Langlois de Bayeux, celle où a habité Catherine, pour laquelle l’amour de Samuel a été le plus florissant/ épanoui et qui n’arrête pas d’irradier depuis des années – et que j’ai décelé encore récemment dans son « poème sans titre » et qui depuis a un titre. Même s’il ne le reconnaît pas, l’Oubli est l’autre nom de Catherine, qu’il ne peut pas… oublier. La condition minime d’un secret, ne pas le reconnaître, même quand cela crève les vers de son long poème, surtout dans son dernier tiers. Et qui était en fait ce Joachim Langlois – pour donner son nom à des rues ? Samuel a adopté ce pseudo pour signer certaines chroniques sur des livres, postées sur Internet (Passion Bouquins ou Les agents littéraires). 
                                                                             
                                                                                                                            Sanda Voïca
                                                                                                              9-12 juin et 27 juillet 2012